Périphérie #2

Poétarium catalan « Tu n’épuiseras jamais tous les noms de la mort ». L’imaginaire hébraïque dans la poésie catalane contemporaine

Mercredi 26 mai 2010 / 20 h

Carles Duarte
Susanna Rafart
Arnau Pons
Soirée présentée par Carles Torner

Suivant entre autres l’héritage du grand poète Salvador Espriu, trois poètes de différentes générations développent l’imaginaire hébraïque dans la poésie catalane actuelle. Que ce soit la méditation de la sagesse biblique dans la poésie de Carles Duarte, ou la conscience du destin des juifs sépharades dans un poème-fleuve de Susanna Rafart, ou encore la résonance de la poétique de Paul Celan dans celle de son traducteur Arnau Pons, la poésie catalane est témoin de l’héritage hébraïque. Nous y percevons l’éco lointain et mystérieux de l’histoire des communautés juives de Catalogne et de Majorque, de leur expulsion et de leur persécution. Et aussi la puissance de renouvellement de cette tradition pour les poètes d’aujourd’hui.

Organisée avec la Bibliothèque Marguerite Audoux et l’Institut Ramon Llull

Bibliothèque Marguerite Audoux
10 rue Portefoin
73003 Paris
Entrée libre

Biographies

Carles Duarte

(Barcelone, 1959) est poète et linguiste. Sa poésie, où les références culturelles et les paysages méditerranéens sont constamment présents, a pour thèmes centraux la tendresse, le rêve et l’oubli. Traduit en plusieurs langues, il a remporté les prix Rosa Leveroni, Vila de Martorell et Crítica “Serra d’Or”. Il est chevalier des Arts et des Lettres de la République française.
Parmi ses recueils de poésie publiés en français figurent Triptyque hébreu (éd. Phi/ Écrits des Forges), Le Silence (éd. du Noroît), Le Centre du temps (éd. Fédérop) et Les Immortels (éd. Lansman). Il est aussi auteur de romans.
Il a travaillé avec des peintres, dont Antonio Hervás, des sculpteurs, dont Guido Dettoni et Manuel Cusachs, des photographes, dont Francesc Guitart et Kim Castells, et des chanteurs, dont Dounia Hédreville, Josep Tero, Antonio Placer, Franca Masu, Elena Ledda et Mariona Sagarra. En tant que linguiste, il a travaillé aux côtés des professeurs Joan Coromines et Antoni M. Badia i Margarit.

Triptyque hébreu : Primé en 1995, ce recueil révèle un poète profondément imprégné de la pensée juive antique, voire paléochrétienne : chaque poème développe ou correspond ainsi à un extrait la plupart du temps tiré de l’Ecclésiastique, mêlant humilité, amour, et prises de conscience.
Le titre est à l’image du recueil, qui comporte trois parties : Qohélet, Ben Sira, Qumran. Pour les deux derniers, une brève présentation précise quelques aspects de la découverte des manuscrits de la Mer Morte. Les poèmes eux-mêmes sont parfois empreints de solennité divine, comme ici en s’adressant à Dieu : « Partout je te reconnais / et j’apprends à te retrouver (p.57) ». Il y a aussi une condamnation sans fards des crimes commis par l’homme, tous dus au péché d’orgueil par lequel il se croit aussi omnipotent que le démiurge. Mais ce recueil n’est pas qu’au recueillement, il chante aussi la vie qu’il décrit ici et là entre deux strophes plus descriptives. De manière tacite, il rappelle cet autre livre atypique de la Bible, le Cantique des Cantiques, grand éloge s’il en est de l’amour.


Susanna Rafart i Corominas

(1962) est diplômée en lettres hispaniques et catalanes. Elle fut enseignante dans le secondaire jusqu’en 2002, date à laquelle elle décida de se consacrer entièrement à l’écriture. Membre du conseil de direction de la revue Caràcters, elle écrit des critiques pour plusieurs autres publications. Elle a notamment publié les recueils de poésie Pou de glaç (2002), qui a obtenu le prix Carles Riba, Retrat en blanc (2004) et Baies, qui a remporté le prix de poésie Cavall Verd en 2006. Susanna Rafart est aussi l’auteur de nouvelles, comme La pols de l’argument, La inundació et Les tombes blanques, qui a obtenu le prix Qwerty en 2008 et fut finaliste du prix Salambó. En 2006 elle a publié un livre de voyages intitulé Un cor grec qui témoigne de son intérêt pour l’ensemble des cultures méditerranéennes, lequel trouve une continuation dans ses dernières créations sur les juifs de Salonique (où cohabitèrent deux communautés de Juifs catalans expulsés des terres catalano-aragonaises en 1492). Elle a traduit des œuvres d’Yves Bonnefoy, Léonard de Vinci et Salvatore Quasimodo, ainsi que les Canti Orfici de Dino Campana. Elle a également publié un recueil de poésie en français, Moulin en flammes (Fédérop, 2006).


Arnau Pons

(Felanitx, Majorque, 1965) est un poète barcelonais. Il conçoit la poésie comme une activité critique et réfléchie, philologique et politique. Il combine écriture de création et rédaction d’essais sur la poésie avec la traduction littéraire vers le catalan ou vers l’espagnol à partir du français, de l’allemand, du portugais, de l’italien et même, parfois, de l’hébreu et du russe. Ses recueils de poèmes ont été édités en tirage réduit, toujours chez Negranit. Il est notamment l’auteur de A desclòs, Desertar (Déserter, traduit en français par Annie Bats) et Dessecament (poème en prose, homonyme, publié dans l’anthologie Tenebra blanca, de Sam Abrams), ainsi que de plusieurs autres poèmes à paraître dans son recueil intitulé La contraclau publiés dans l’anthologie Sense contemplacions, de Manuel Guerrero. Certains de ses poèmes ont été publiés dans Reduccions et Papers de Versàlia. Il est également l’auteur de commentaires sur l’œuvre de poètes catalans (Espriu, Bauçà, Marçal, Ferrater) et d’auteurs étrangers (Blanchot, Celan, Bachmann, Campana). Il dirige les collections « Traus » (essais et témoignages) et « L’obriülls » (poèmes traduits) aux éditions Lleonard Muntaner. Il a notamment traduit des ouvrages de Luiza Neto Jorge, Jacques Dupin, Paul Celan, Mário de Sá-Carneiro, Maurice Blanchot, Dino Campana, Franz Kafka, Nelly Sachs, Georg Trakl, Herberto Helder, Jean Bollack, Peter Szondi, Óssip Mandelstam, Hélène Cixous et Henri Meschonnic. L’intérêt qu’il porte aux langues minoritaires l’a amené à écrire des poèmes en judéo-espagnol (Solombra menazada) et à traduire dans cette langue un poème yiddish de Itskhok Katzenelson, El kante del puevlo djidyó atemado, paru aux éditions Herder en 2007. Les rapports de domination entre les langues occupent une large place dans ses recherches (cf. Ver con Hélène Cixous, Marta Segarra [éd.], Icaria, 2006). Il fait partie depuis 2001 de l’équipe de recherche du philologue français Jean Bollack (dont il est à la fois le traducteur et le collaborateur), au sein de laquelle il étudie les conflits d’interprétation autour de l’œuvre de Paul Celan. Cette activité lui a permis de présenter ses propres textes et de participer à des débats et des colloques à l’étranger (notamment à Paris, Izieu, Nantes, Heidelberg et Ascoli). Il travaille actuellement sur la traduction en catalan, accompagnée de commentaires, du Sprachgitter (Grille de parole) de Paul Celan en collaboration avec Jean Bollack et Werner Wögerbauer.
« Déserter – écrit Annie Bats, sa traductrice, c’est abandonner, faire qu’un lieu soit désert (déserter comme désertifier), et aussi aller au désert, la traversée du désert. C’est la rencontre avec soi-même, devant la latence du tu, du manque de tu ». Sans doute, la présence du Livre de Job est déterminante dans le dialogue proposé par « Desertar ». Comme dans Le livre de Job, apparaît la discussion sur la souffrance du protagoniste. Le monologue intérieur de l’auteur devient un dialogue intérieur où se croisent trois voix : celle d’un je, celle d’un tu et celle d’un il. Comme dans les espaces asphyxiants de Beckett, l’espace physique occupé par le protagoniste sans nom de « Desertar » est un espace réduit, un espace où un homme allongé, « l’homme qui parlait dans le noir, en parlant uniquement aux ténèbres », tente de se lever.


Salvador Espriu

Écrivain de langue catalane (Santa Coloma de Farners 1913 – Barcelone 1985).
Sa vie se partagea entre Barcelone (où il fit des études de droit et d’histoire et exerça divers emplois de juriste) et Arenys de Mar, évoquée dans son œuvre sous l’anagramme de Sinera, d’où sa famille est originaire. Après s’être fait connaître par divers recueils de nouvelles (Laia, 1932 ; Aspects, 1934 ; Ariane dans le labyrinthe grotesque et Mirage à Cythère, 1935), il publie à partir de 1946 une œuvre poétique qui cristallise les angoisses et les espoirs de l’après-guerre (Chansons d’Ariane, 1949 ; les Heures et Mrs. Death, 1952 ; Celui qui marche et Le Mur, 1954 ; Fin du labyrinthe, 1955 ; Livre de Sinera, 1963 ; Semaine sainte, 1971 ; Formes et paroles, 1975). La Peau de taureau (1960) est l’œuvre la plus connue et la plus représentative du mouvement de « poésie civile » caractéristique des années 1960 en Catalogne. Espriu est aussi un auteur de théâtre (Antigone, 1939 ; Première Histoire d’Esther, 1948 ; Une autre Phèdre, 1978). Caractérisée par l’abondance des références aux civilisations anciennes, surtout hébraïques, l’œuvre poétique d’Espriu présente d’abord un aspect intimiste dominé par l’obsession de la mort et le repli sur les souvenirs du « monde perdu » de Sinera. Elle manifeste par ailleurs, surtout dans les années 1960, un engagement personnel dont le retentissement a été considérable, dans le combat de la Catalogne pour reconquérir son autonomie politique et culturelle.
Cimetière de Sinera, suivi de Les heures et de Semaine sainte, José Corti, 1991 : on trouvera ici trois recueils poétiques de Salvador Espriu (Catalan, 1913-1985) où la “méditation de la mort” – dont l’auteur disait qu’elle était “l’axe” de son œuvre – prend les tonalités les plus diverses. Cimetière de Sinera (1946) et Les Heures (1952-54) évoquent en effet dans un registre élégiaque un monde détruit à tout jamais par la guerre civile et la disparition d’êtres bien-aimés : le “monde perdu” de Sinera, espace mythique qui jusque dans sa réalité typographique est comme l’envers de la ville réelle d’Arenys de Mar, berceau de la famille Espriu. À l’opposé, dans Semaine Sainte (1971), la Passion du Christ et les cérémonies religieuses qui la représentent débouchent sur des “méditations de la mort” d’une autre nature, traitées cette fois-ci sur le mode grotesque : misère du peuple de Sepharad – figuration d’un peuple espagnol brisé par l’ “exil intérieur” comme le peuple juif par la Diaspora – ; et encore au-delà misère d’une condition humaine que l’existence de la mort voue à une fondamentale absurdité.

Autres œuvres de Salvador Espriu reprenant l’imaginaire juif :
La Peau de taureau, Ed. Ombres, 1990
Première Histoire d’Esther, improvisation pour marionnettes, L’Amandier , 2007

Œuvre traduite en français :
Anthologie Lyrique. Paris : Debresse, 1959. (Trad. Jordi Sarsanedas)
La Peau de taureau. Paris : François Maspéro, 1969. (Trad. Fanchita González Batlle)
Seigneur de l’ombre : anthologie poétique bilingüe. Paris : Pierre Jean Oswald, 1974. (Trad. Mathilde Bensoussan)
Livre de Sinère – Llibre de Sinera [ed. bilingüe]. Paris : François Maspéro, 1975. (Trad. Fanchita González Batlle)
Formes et Paroles  : Approche de l’Art d’Apel·les Fenosa en hommage. Fumel, La Barbacane, 1977. (Trad. Max Pons) / París, Adam Biro, 1990. (Trad. Bernard Vargaftig)
In memoriam Salvador Espriu. Barcelona : Caja Madrid, 1989. (Trad. Fritz Vogelgsang)
La Peau de taureau – La pell de brau [ed. bilingüe]. Toulouse, Ombres, 1990. (Trad. Fanchita González Batlle)
Les Rochers et la Mer, le bleu [Les roques i el mar, el blau]. Toulouse, Ombres, 1990 (Trad. Bernard Lesfargues)
Cimentière de Sinera / Les heures / Semaine Sainte – Cementiri de Sinera / Les hores / Setmana Santa [ed. bilingüe]. Paris : José Corti, 1991. (Trad. Mathilde i Albert Bensoussan, i Denise Boyer)