Les troublants échos
de la poésie mexicaine

Le Mexique à l’honneur. Après la Belgique, traversons l’Atlantique pour nous retrouver en Amérique du Nord, auprès d’une langue aux racines hispaniques mais qui a su se forger une identité et une culture – poétique notamment – empreintes d’une grande modernité. Ce ne sont pas moins de huit poètes qui viennent ainsi, en délégation, du mercredi 8 au dimanche 12 juin, pour ce 34e Marché de la Poésie, et pour quelques événements en Périphérie, les 6, 7 13 et 14 juin.

par Philippe Ollé-Laprune

L’un des princes les plus brillants du monde préhispanique dominé par les aztèques fut un poète : Nezahualcóyotl. Depuis ces temps lointains la poésie a eu une présence profonde dans la vie mexicaine, avec un sens de la fidélité et de l’héritage peu commun. La transmission de cette parole se fait avec passion mais sans heurts : les auteurs se reconnaissent entre eux, et la passation du rôle de détenteur de ce genre littéraire ne pose aucun problème. Contrairement à d’autres traditions, l’évolution ne se fait pas par opposition aux autres, aux aînés en particulier, sinon comme portée par une douce continuation. Les temps de la Colonie sont bien sûr marqués par le baroque dont le plus brillant et le plus célèbre représentant est une femme : Sor Juana Inès de la Cruz. Auteur qui manie une langue flamboyante, chargée et souvent complexe. Elle a fort heureusement été mise en avant depuis plus de trente ans et cette reconnaissance l’a sortie d’une marginalité où certains voulaient la confiner. Son destin tragique et sa présence emblématique au sein de ces Lettres en font une icône très présente.

Le XIXe siècle est celui de l’Indépendance, celui d’une recherche d’originalité, comme dans beaucoup de pays d’Amérique latine : les auteurs sont partagés entre l’écoute de l’affirmation nationaliste et les voix venus d’ailleurs qui font évoluer l’écriture. Pour la langue espagnole le géant de ce temps est Rubén Darío, le génie nicaraguayen qui saisit les découvertes de Baudelaire ou Verlaine et les fait passer dans ses propres textes en espagnol. D’autres, comme l’argentin Leopoldo Lugones, en font de même. La modernité entre dans cette langue et des auteurs mexicains s’y engouffrent…

L’œuvre de Ramón López Velarde, courte et tranchante, s’inspire directement de ces esthétiques plus troubles, où la beauté se cache là où on ne l’attend pas toujours, et les sentiments naissent dans la confusion la plus extrême pour mener à des perturbations que ses mots mettent en avant. De même Tablada innove, est à l’écoute aussi bien des traditions japonaises que des derniers textes en vogue à Paris. Leurs œuvres sont marquées d’une empreinte si personnelle que les influences n’étouffent en rien la singularité de leur voix. Le XXe siècle est longtemps marqué par cette recherche de synthèse entre l’élaboration d’une poésie indépendante et ancrée dans le local et la tentation de dialoguer avec les poésies du monde, sur un même pied. Bien sûr ce sera vers la synthèse de ces tendances que s’avancera cette écriture par la suite.

Une opposition marque la poésie mexicaine, révélatrice du peu de poids des avant-gardes dans ce pays. Les voix différentes qui proposent d’une part la rupture tapageuse, souvent marquée par des revendications nationalistes, et d’autre part, la synthèse de la poésie universelle qui tente d’avaler toutes les influences, tout en respectant les formes, constituent les pôles de cette dynamique. L’exemple le plus frappant vient de ces années post-révolutionnaires. Les plus brillants poètes de leur temps, regroupés autour de la revue Contemporáneos, comme Pellicer, Villaurrutia ou Gorostiza, réussissent à développer des œuvres originales et ancrées dans les mouvements les plus actuelles des poésies du monde. Ils traduisent aussi bien TS Eliot ou DH Lawrence que Cocteau ou les surréalistes, font connaître les poètes espagnols et proposent leur propre production dans les pages de cette revue. En contrepoint de leur activité évolue un autre groupe poétique « Los Estridentistas » (les Stridentistes), avant-garde joueuse et provocatrice, influencée par les futuristes italiens, mais ancrée dans le local. Maples Arce et List Arzubide sont deux des auteurs les plus marquants de ce mouvement qui fait figure d’exception dans un paysage poétique peu porté sur les ruptures. Mais la qualité de leur production ne leur permet pas de se préparer une descendance marquante.

La génération suivante, celle qui s’exprime à partir des années quarante, est plus ancrée dans la réalité et les confrontations d’idées qui donnent à la poésie un rôle moteur. Citons Efraín Huerta, Jaime Sabines ou Rubén Bonifaz Nuño, pour montrer combien les styles et les écritures sont aussi riches que variées. Au sein de ce temps éclot la parole poétique la plus marquante, la plus reconnue et la plus universelle, proposée par le poète le plus célèbre du Mexique : Octavio Paz. La portée de ses essais, la richesse de ses poèmes et son engagement permanent dans des combats de société lui donnent une place à part dans cet univers. Paz recherche l’universel, observe l’Inde ou le Japon, et dialogue avec les pensées et les œuvres les plus brillantes de son temps. Il propose de penser et de vivre en poète, dans toutes les activités possibles. Son influence est centrale et les auteurs qui partagent son temps le voient comme une référence incontournable. Des œuvres splendides comme celles de Tomás Segovia, Gerardo Deniz ou José Emilio Pacheco s’épanouissent à cette même époque.

Pour ce Marché de la Poésie la présence de poètes aux œuvres émergentes a été privilégiée, avec néanmoins l’apport d’auteurs déjà reconnus. La délégation proposée est représentative de cette richesse et de la pluralité des sensibilités qui s’expriment par l’écriture poétique. Les femmes sont particulièrement présentes car elles sont nombreuses à avoir proposé des textes de grande qualité depuis une cinquantaine d’années. Les plus jeunes auteurs présents sont issus d’une génération qui prend acte de la cruauté de notre époque et en rend compte avec humour et distance ; souvent dubitatifs face au lyrisme et surtout imprégnés de toutes les expressions artistiques, depuis les séries télévisées au cinéma en passant par les arts plastiques et la poésie elle-même, ils y trouvent des sources d’inspirations fructueuses.

La poésie mexicaine a longtemps manifesté son désir de participer à la Poésie du Monde. Paz, par exemple, a fait, à plusieurs reprises, référence à sa volonté de se rendre contemporain de tous les hommes grâce à son écriture. Cette question semble résolue par les générations suivantes ou, plus exactement, elle disparaît dans une pratique de la poésie immergée dans la société contemporaine, par nature universelle et globalisée. La force de sa présence est celle que chacun pourra découvrir à cette belle occasion.

Philippe Ollé-Laprune est éditeur, essayiste, auteur d’anthologies et directeur de revue.
Résident au Mexique depuis plus de vingt ans, il a développé un travail qui vise à diffuser les littératures françaises et latino-américaines.